Etranges étrangers

Le monde est si compliqué. Dire qu’il y a des gens qui voudraient tout connaître, parler toutes les langues et avoir vu tous les pays. Des explorateurs et des découvreurs.
De ceux qui voudraient tout savoir de ce qui leur est étranger quand ils pourraient demeurer tranquilles chez eux sans se soucier du reste.

Stultorum infinitus est numerus — le nombre des sots est infini. Carte attribuée à Oronce Fine, 1590, Bnf.

Bien entendu, chacun sait qu’ailleurs, au-delà des limites du monde familier, il existe des peuples inconnus qui nous sont à la fois proches et infiniment étrangers et à qui nous apparaissons à notre tour tout à la fois proches et infiniment étrangers.
Semblables et autres. Proches et différents.
Étrangement familiers, d’une inquiétante parenté.

Le zèbre, Filippo Pigafetta, Francfort, 1597

Autrefois, avant les explorateurs et les découvreurs, l’étranger inconnu qui peuplait l’imaginaire des Européens pouvait prendre des formes tout à fait inattendues mais, Dieu merci, on les rencontre rarement aujourd’hui.


Vinrent les voyageurs et découvreurs.
L’étranger qu’ils ont rencontré porte d’étranges costumes (les plus étranges des étrangers ne portent d’ailleurs aucun costume), il vit dans d’étranges lieux, poursuit d’étranges occupations et mange d’étranges plats.


Cet étranger prend souvent des couleurs inattendues et pousse parfois le vice jusqu’à dessiner sur sa peau ces lignes qui lui permettront de se camoufler dans la jungle, la mangrove ou le bush.


Joseph Kabris, Précis historique et véritable du séjour de J. Kabris, 1817.
Marin français, Kabris a fait naufrage dans le Pacifique à Nuka Hiva. Il échappe alors de peu aux indigènes qui souhaitaient le sacrifier et le déguster. Ayant épousé la fille du roi, il est alors entièrement tatoué afin que sa peau affiche tous les symboles rituels propres à la communauté et qu’il soit pleinement intégré au clan royal. Il devient homme de guerre et participe autant aux combats qu’aux sacrifices et festins rituels qui les concluent. Le capitaine russe Krusenstern, dans sa circumnavigation, fait relâche à Nuka Hiva et capture Kabris qu’il ramène à Saint-Pétersbourg en 1804. Rentré en France, Kabris expose ses tatouages dans les foires et y vend cette petite brochure. Il fut ainsi doublement étranger (et étrange), tant à Nuka Hiva qu’à son retour à Bordeaux.

C’était le temps des voyageurs curieux et intrépides, de ceux qui voyageaient avec peintres et botanistes, cartographes et naturalistes, Bible, porteurs et interprètes. Les voyageurs étaient rares mais leurs récits passionnants et les lecteurs passionnés.
La plupart de ces lecteurs ne partiraient jamais au loin et, encore au XXe siècle, les amateurs de rêve se plongeaient dans les livres avec les yeux de l’imagination.

August Sander, Enfants aveugles, 1931.

Chaque jour, pour aller travailler, j’emprunte la ligne 8 du métro parisien.
La ligne 8 est la plus longue du réseau, elle part du sud du 16ème arrondissement, dans les quartiers chics de l’ouest de la capitale, remonte vers les quartiers d’affaires puis suit les grands boulevards, rejoint les rues encore populaires du 11ème, relie les lieux symboliques du Paris révolutionnaire de 1789 à 1848, République, Chemin Vert, Bastille, Ledru-Rollin — qui sont aussi les lieux de l’immigration depuis plus d’un siècle —, descend vers le bois de Vincennes et, à travers la banlieue sud-est, rejoint la ville de Créteil et ses 90.000 habitants de toutes origines.

Avant 8 heures le matin, il y a autour de moi tous ceux qui dorment, hommes et femmes à la peau sombre, qui reviennent de leur nuit de ménage dans les bureaux de l’ouest de Paris. Plus tard, ce sont tous ces lecteurs d’écritures mystérieuses, dépliant des journaux qu’on imagine imprimés à Bangkok, Dacca, Fuzhou ou Addis-Abeba. Dans l’après-midi, ce sont les vieux Africains qui égrènent leur chapelet, une parka noire sur leur robe brodée de tant de nuances de bleus ; les femmes chinoises chargées de sacs qui s’endorment à peine assises sur un coin de strapontin et dont il est impossible deviner l’âge ; c’est la vieille femme qui tourne les pages d’un livre roumain toujours plus fatigué de semaine en semaine et dont on imagine qu’il est le seul qu’elle possède ; les jeunes filles voilées qui reviennent de l’université de Créteil et débattent à grands éclats de mots et de rires de leurs cours de droit ; et ces trois jeunes gens hilares dont les plaisanteries volent par dessus la tête des voyageurs dans la langue des films de Satyajit Ray. Il y a encore tous ces pieux lecteurs, ceux qui tournent les pages de leur Coran, leurs lèvres toujours en mouvement, celles qui lisent des brochures évangélistes un crayon à la main, et les dames polonaises qui marquent leur page d’une image sainte avant de quitter la rame.

Il faudrait dire aussi tous les petits enfants de l’automne dernier, endormis tôt le matin sur les banquettes et les strapontins, leur cartable entre les pieds, leurs mères assoupies à leurs côtés, visages venus d’ailleurs d’enfants logés dans quelque « hôtel social » de l’agglomération parisienne, jamais longtemps le même, et scolarisés là où ils étaient arrivés au début de leur errance. Dire ce petit garçon, Tchétchène peut-être, cinq ans au plus, interrogeant frénétiquement sa mère en russe à petites phrases pleines de sanglots, et elle qui lui répondait obstinément en français, un français tout juste ébauché, balbutiant, mais ferme dans ses exigences pour son premier jour de classe.
Et quelques touristes égarés, étrangers eux aussi d’ailleurs, les mains crispées sur leur sac, l’œil aux aguets.

Sur la ligne 8, à la sortie de Paris, le métro penche dangereusement une fois dans un sens — porte Dorée — une fois dans l’autre — porte de Charenton — et les roues crissent dans un sifflement assourdissant quand il reprend de la vitesse vers la station Liberté. Dans l’angle marqué par ces trois stations comme une pliure de la ligne, juste au-dessus de ces voyageurs venus du monde entier, s’étendait en 1931 le territoire de l’Exposition coloniale.


Quand on traverse aujourd’hui la partie du bois de Vincennes où s’est tenue l’Exposition — un parc plutôt qu’un bois —, on en cherche longtemps les traces. Vers le lac où pagayaient les « rameurs indigènes », au milieu de la pelouse râpée où viennent courir les chiens des environs, la copie d’un palais du Cameroun est devenue la « pagode de Vincennes », un monastère bouddhiste. Porte Dorée, un panneau de béton sculpté couvert de lichens verdâtres commémore l’exploration de l’Afrique depuis 1931. En face, le Palais de la porte Dorée expose encore les bas-reliefs de sa façade et les fresques de son hall d’honneur. C’est tout.


Depuis 2007, le Palais de la porte Dorée est devenu le site de la « Cité nationale de l’histoire de l’immigration ». Le bâtiment avait été construit à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 par l’architecte français Albert Laprade afin d’offrir un condensé de l’histoire, de l’économie et des arts de l’Empire français. Il a d’abord abrité le Musée permanent des Colonies, rebaptisé Musée de la France d’outre-mer en 1935 et devenu avec la décolonisation Musée des Arts africains et océaniens en 1960, musée qui a fermé ses portes en janvier 2003 quand ses collections ont rejoint celles du musée de l’Homme pour constituer le musée des Arts premiers du quai Branly.


À l’intérieur, dans la salle des fêtes, ensemble de fresques de Pierre-Henri Ducos de La Haille.
Un musée de l’immigration qui ne parle pas de colonisation, même pas pour évoquer l’histoire du lieu qui l’accueille, mais qui a conservé tout son décor — jusqu’à l’aquarium au sous-sol, fondé lui aussi en 1931 et qui fut longtemps le plus grand de Paris.
A la caisse dans le hall, je demande un billet — et la préposée :
— C’est pour l’aquarium ?
— Non, pour l’immigration.
— Ah ? l’immigration…
C’est un musée qui accueille peu de visiteurs. Dans les trois salles du dernier étage, il présente ses collections de documents officiels et de photos avec quelques objets légués par des familles (une valise, un passeport, un billet de bateau, le premier contrat de travail, quelques images du passé). On y croise surtout un public de lycéens avec leurs professeurs, des lycéens venus de banlieue par la ligne 8 sans doute.

La vitrines des marionnettes (à fils ou à gaine) :
« la femme noire », années 30 ; « le nègre » et « l’arabe », début XXe ; « l’usurier juif », fin XIXe.

Exact contemporain de l’Exposition de 1931, un volume des encyclopédies Larousse propose une description des différentes populations du globe, Europe comprise, qui mélange étonnamment cet esprit curieux des voyageurs du siècle précédent (sensible dans le choix de quelques photos magnifiques) avec un discours post-darwinien sur l’adaptation des races aux milieux naturels ouvrant sur une taxinomie complexe de l’espèce humaine. L’auteur, paléontologue et professeur au Muséum d’histoire naturelle, mélange allègrement dans son introduction grands singes, peuples de la préhistoire et peuplades primitives contemporaines, trie et classe les différentes populations du globe, rappelle la mission éducatrice de la France pour souligner en conclusion que les peuples « les plus arriérés » ont déjà fait « beaucoup de progrès ». Mais l’ensemble comporte près de 700 photos et dessins, dont une grande part issue des collections du Muséum d’histoire naturelle ou de celles du musée de l’Homme et datant de la fin du XIXe siècle au début du XXe.





Autrefois, on disait de quelqu’un qui était né dans le même village que soi — ou vraiment à proximité immédiate — que c’était un « pays ». Parfois, dans l’aventure d’un voyage à la capitale, au milieu de la foule des rues parisiennes, on avait le bonheur de rencontrer un « pays ». Les autres, dans cette formulation familière, étaient toujours d’étranges étrangers.
Il n’y a pas si longtemps, dans tel village de ma connaissance, j’ai entendu dire d’une femme qui y vivait depuis des années et y avait élevé ses enfants — mais qui était née dans un autre village distant de quelques kilomètres — que c’était une étrangère. Son mari lui-même le disait : « j’ai épousé une étrangère ». Entre les deux villages passe une frontière mentale infranchissable, celle qui sépare la Bourgogne de la Champagne (et là-bas, ils ne sont pas comme chez nous, pas du tout).

Il n’y a pas d’étrangers sans frontières, il n’y a pas de frontières sans papiers pour les franchir. Papiers qui surveillent, papiers qui fichent, papiers qui pistent — mais aussi papiers qui libèrent, papiers qui font voyager, papiers qui permettent de travailler.
Papiers qui donnent des droits, droit au travail, droit à une vie de famille, droit de circuler, droit de se syndiquer, droit de s’exprimer — le droit de vote, un jour proche ?


3 comentarios:

Tamas DEAK dijo...

Est-ce qu'il y a un museum colonial à Paris? (comment le Tropenmuseum á Amsterdam)

Catherine dijo...

Si tu veux parler d'un musée explicitement d'histoire coloniale ? Non. Le musée de la porte Dorée est un musée colonial "en creux", par tout ce qu'il montre encore et ce qu'il ne montre plus, et très peu en est dit dans les salles consacrées à l'immigration. En ce moment, il présente une exposition sur les Algériens en France pendant la guerre d'Algérie qui ne parle que des effets de cette guerre sur cette communauté, y compris sur l'implication d'une partie d'entre eux dans le conflit. Mais là c'est plutôt la décolonisation.
Mais le Tropenmuseum d'Amsterdam n'est pas non plus à proprement parler un musée colonial mais un musée ethnographique ou des "cultures du monde". Le musée du quai Branly à Paris, musée des Arts premiers, lui correspond tout à fait et ses collections africaines, asiatiques ou océaniennes sont certainement en grand part liées à l'histoire coloniale — mais pas seulement, à une grande tradition de collectionneurs aussi.

Tamas DEAK dijo...

Merci pour l'information :) Ce que j'ai trouve très bien en Tropenmuseum c'est qu'ils n'occultent pas que les holandés ont fait á Neérlandse Indie. Nous avons pu voir les exemples des actions agressives des colonisateurs.
Á Amsterdam il y a un exemple aussi des musées "incorrectes": je voudrais inviter vraiment les chefs de Verschetsmuseum (Museum de la résistance) pour voir un musée qui dit qu'est-ce que veut dire le communisme ici, pour Hongrie ....